Œil pour œil

Elle le savait, elle n'avait pas toujours été honnête. Pas comme sa soeur Isaban, en tout cas. Elle, aussi loin qu'elle se souvienne, elle avait toujours été un modèle de justesse et de courage. Elle était même devenue garde au village, comme sa cousine, alors qu'elle... Oh, ce n'était pas grand-chose au début. Elle s'était servie dans un cageot de fruits, pendant que la marchande ne regardait pas. Elle s'en souvient, la pomme avait ce délicieux goût d'interdit... Comme on ne la remarquait jamais, elle avait recommencé, de plus en plus souvent. Elle attendait que tous les regards soient détournés, et hop ! Ils n'y voyaient que du feu.

Un jour, alors qu'elle s'approchait discrètement de l'étal, elle regarda rapidement autour d'elle pour repérer d'éventuels gardes... et elle le vit. Elle croisa son regard vert perçant, elle remarqua ce sourire en coin sur ses lèvres. Il était appuyé nonchalamment contre un mur de pierre, légèrement en retrait. Inconsciemment, son cœur se mit à battre plus vite, un peu comme pendant ce moment d'excitation où elle disparaissait, son larcin à la main.

Elle reporta son regard sur l'étal, et tendit la main. Elle retint son geste. Et si c'était un agent de l'ordre ? Il sentit son hésitation et leva les yeux au ciel, l'air amusé. Puis il lui fit signe d'approcher. Elle s'avança sans trop savoir pourquoi, timidement et le rouge aux joues. Il devait avoir son âge, un peu plus âgé peut-être, en tout cas il dégageait une sacrée assurance et la mettait dans un drôle d'état. Lorsqu'elle arriva à sa hauteur, il se pencha près d'elle et murmura :

« Hé bien, pourtant la témérité ne te fait pas défaut d'habitude ! C'est moi qui te fais cet effet-là ?

- Je... Euh...

- T'en fais pas. T'as rien à craindre de moi. » Il sourit. « Tu t'appelles comment ?

- Anah. » Elle lui rendit son sourire, timidement.

« Moi, c'est Will. Tu me plais bien Anah, tu sais ! » Il sortit de l'ombre après un rapide coup d’œil alentour, et abaissa la capuche qui masquait ses cheveux dorés, qui lui arrivaient à l'épaule. « Je t'ai déjà vue à l’œuvre une ou deux fois. Je crois que tu as du talent pour ces choses-là ! Mais franchement, prendre des risques pour piquer des pommes... Alors qu'ils gardent la caisse à côté », observa-t-il en désignant du menton l'étal d'un bijoutier, pas très loin.

La jeune fille, confuse, ne savait pas comment réagir. Elle décida de suivre son instinct : « Oui, mais il a les yeux fixés dessus ! »

Will laissa échapper un petit rire.

« Tu veux tenter ? Ça me donnera l'occasion de voir ce que tu vaux. On se partage le butin ensuite... Alors ? »

Silencieusement, elle hocha la tête, scellant un accord secret avec le mystérieux jeune homme.

« Bien, très bien ! Je vais faire diversion. »

Anah traversa la place, s'assurant qu'aucun regard ne s'arrête sur elle trop longtemps. De toute façon, avec ses longs cheveux noirs et les vêtements sombres qu'elle portait, elle n'attirait que très rarement l'attention. Elle s'arrêta dans un recoin à proximité de l'étal, d'où elle pouvait voir le clin d’œil que Will lui adressa. Il était prêt.

Il se dirigea tranquillement vers l'étalage, les mains dans les poches, observant attentivement l'éclat de la marchandise. Sa haute silhouette en revanche, et sa longue cape grise attirèrent rapidement l'attention du commerçant, qui redoutait un mauvais coup. Un coup d’œil oblique en direction des colliers étincelants en bout d'étal acheva d'alarmer le marchand, qui se précipita d'un pas alerte en direction du jeune homme.

« Hé, toi ! On touche qu'avec les yeux, hein !

- Bien sûr, répondit Will d'une voix mielleuse. Est-ce que je peux regarder ce collier de plus près, s'il vous plaît ? »

Affairé comme il l'était à détacher le bijou de son support, il ne remarqua pas l'ombre furtive qui passa en un éclair. Un sourire de satisfaction illumina le visage de Will alors qu'on lui présentait le collier.

« C'est de l'argent, et là une améthyste, l'ami. Fabrication dont on a le secret dans la famille depuis trois générations ! Ça t'intéresse ? Je te le fais à... quinze pièces d'argent.

- Quinze ? » Il fit mine de le reposer.

« Allez, dix. Prix d'ami !

- ...Cinq. À cinq pièces, je le prends.

- Non, mais tu plaisantes ! Pour cinq pièces je n'ai même pas la matière première. Je descendrai pas en-dessous de huit.

- Huit, ça me va ! » Il sortit d'une bourse de cuir deux disques de métal qu'il tendit au vendeur.

« Adjugé, l'ami ! Voilà ta monnaie ! » Voyant le vendeur se diriger vers la caisse, Will répondit aussitôt, avant de repartir d'un pas alerte :

« Non, c'est bon ! Il en vaut dix, gardez la monnaie ! »

Le mystérieux jeune homme retrouva Anah quelques minutes plus tard, dans l'allée des érudits. Elle lui adressa un sourire triomphant, et après avoir vérifié que personne ne tomberait sur eux, elle sortit le coffret dont elle s'était emparée.

« Bravo, Anah... Je vois que je ne t'avais pas surestimée. Le vendeur n'a rien vu, félicitations ! Allez, ouvre-le ! »

Elle fit précautionneusement jouer la fermeture du coffret et l'ouvrit devant leurs yeux admiratifs. Il devait y en avoir pour au moins une centaine de pièces d'argent ! Anah rit nerveusement.

« Bravo à toi aussi, j'ai admiré le stratagème ! Tu ne fais pas dans la discrétion pourtant...

- Ça m'arrive, tout dépend des occasions. Ce qui me surprend... C'est que tu m'aies attendu.

- Ben, c'était une idée à toi, Will... La moitié chacun, c'est ce qu'on avait convenu. Et puis, tu aurais réussi à me retrouver sinon je suppose ! »

Il sourit, et tendit à la jeune fille un petit paquet qu'il avait tiré de sa poche.

« Tiens... Pour te remercier ! »

Anah défit l'emballage et reconnut le collier à l'améthyste. Elle rit, étonnée, et leva ses yeux pétillants vers Will.

« Tiens, ça alors ! Merci beaucoup...

- Pour célébrer une coopération fructueuse, j'ai envie de dire. On ferait une bonne équipe, enfin, si ça t'intéresse... T'es pas obligée de réfléchir à ça tout de suite, ajouta-t-il en voyant l'air surpris d'Anah. Si t'es partante, tu me trouveras sûrement à la porte de Combe quand tu voudras m'en parler. Ou alors, c'est moi qui te trouverai ! »

Il lui adressa un clin d’œil et prit délicatement la chaîne toujours posée dans sa main.

« En attendant, je vais t'aider à mettre ce collier, si tu veux bien ! »

Elle sourit et remonta sa chevelure d'ébène. Elle sentit son cœur s'accélérer une fois de plus alors qu'il lui passait la chaîne autour du cou, ses mains frôlant les siennes. Il fixa rapidement le fermoir de ses doigts agiles, puis se pencha près d'elle et lui murmura :

« Et maintenant... Ça te dit qu'on fasse le compte ? »

Elle était revenue à la porte de Combe, bien sûr. Il avait surgi de nulle part et l'avait emmenée dans les vertes plaines sauvages au nord, loin de l'animation de la ville. Là, ils avaient parlé longtemps, d'aventure, de gloire et de fortune. Will n'avait que deux ans de plus qu'elle, mais il avait déjà vécu tellement de choses. Il avait perdu sa mère lorsqu'il était gamin, puis son père il y avait cinq ans. Orphelin, il avait dû se débrouiller seul et survivre, par tous les moyens. Il avait fini par acquérir un certain talent pour récupérer les biens d'autrui à leur insu, et s'était lié d'amitié avec une bande de voyous qui se faisait appeler la Bande du Plateau Noir. Pour l'instant, ils ne faisaient pas vraiment parler d'eux, mais un jour, « ils seraient célèbres et redoutés dans tout le pays de Bree, et même au-delà. » En attendant, ils commençaient à s'organiser, ils avaient même mis au point une sorte de quartier général dans le Bois de Chet, dans de vieilles ruines abandonnées. Anah l'imaginait bien, plus tard, à la tête d'une escouade de détrousseurs professionnels.

« Et quand ils se rendront compte que leurs bourses ont disparu, on sera déjà loin ! »

Elle était fascinée par la vie d'aventure qui semblait l'attendre et se jura de tout faire pour la partager. Le soleil couchant était propice à de grandes promesses, et les deux jeunes gens finirent par prêter serment de rester ensemble quoi qu'il arrive, et de former une équipe prête à braver tous les dangers pour devenir riches et célèbres. Lorsqu'ils revinrent finalement à Bree, la main dans la main, les étoiles scintillaient doucement, hautes dans le ciel.

Tous les deux, ils avaient mis au point de nombreux plans secrets et mis à exécution la plupart d'entre eux. Ils ne s'étaient d'ailleurs jamais fait prendre, et Will avait gagné un certain respect parmi les Brigands du Plateau Noir, comme ils se nommaient à présent. Leur Quartier Général méritait véritablement son nom désormais, il abritait un nombre impressionnant de canailles, de maraudeurs, de bandits et de crapules en tout genre.

Anah les avait rejoints également : elle prenait souvent part à un raid ou l'autre lancé sur les étals du marché, invisible mais d'une efficacité redoutable, ou explorait les poches de la foule les jours d'affluence. La jeune femme s'intéressait maintenant aussi à la forge d'armes qui avait pris place au sein de la forteresse du Plateau Noir : ils ne s'en servaient pas habituellement, mais une dague luisante, c'était bien utile pour se faire respecter, si les choses tournaient mal. En plus, cela dotait les pickpockets d'un argument de poids, si jamais ils venaient à être démasqués.

Will, pour sa part, recevait de moins en moins d'ordres et profitait de cette indépendance pour faire des profits là où il le pouvait, puisque même ceux du Plateau Noir ne semblaient s'en rendre compte qu'occasionnellement. À ces occasions-là, il mettait généralement ça sur le compte du petit nouveau qui venait d'arriver. Il y avait toujours la petite bande des fondateurs, les caïds, que tout le monde respectait. Mais malgré cela, Anah et Will semblaient profiter de la situation bien mieux que la foule des recrues.

C'est peut-être le nombre croissant de nouvelles têtes qui favorisa le changement d'activité au sein du Plateau Noir. De plus en plus, on rapportait une dispute qui s'était envenimée jusqu'à être réglée par les armes, ou une embuscade sanglante sur les routes à la suite de quelques têtes brûlées. On voyait de plus en plus d'étrangers s'entretenir avec le chef : des Suderons et des gens de l'Est, à la mine patibulaire même à l'intérieur d'un camp de brigands. Mais des derniers mois, Anah avait surtout retenu ce soir où Will, l'air radieux, lui avait offert une fine bague d'argent ciselée, ornée d'une délicate pierre violette.

« En attendant de pouvoir t'en offrir une plus belle encore... » lui avait-il annoncé avec un sourire complice.

Anah inspectait les nouvelles dagues en chantonnant une après-midi, lorsqu'elle vit Will traverser le camp d'un air préoccupé. Il interpella l'un des caïds, plus loin :

« Hé, chef ! C'est quoi cette histoire d'assaut sur Archet ? C'est ça le projet secret que vous mettez au point depuis l'autre jour ?

- Oh, c'est pas plus secret que le reste, l'ami. Mais ça fait partie des actions qu'on peut entreprendre dans peu de temps. Ça t'intéresse ?

- J'ai bien compris... Un assaut ?

- Ouaip, nous et toute la fine équipe ! Archet à feu et à sang, imagine déjà les profits monstres ! » Il partit d'un grand rire.

« Mais on va quand même pas massacrer le village...

- Roooh, massacrer, tout de suite les grands mots. Ça sera vite fait bien fait, nos amis d'Angmar nous fournissent l'armement ! Qu'est-ce qu'on veut de mieux ? Nous on les aide à récupérer une babiole qu'on leur a dérobée, le voleur est à Archet ; et eux ils nous laissent piller la ville et tout ramener ici ! Y va y'avoir du spectacle, c'est moi qui te l'dis.

- Quoi ? On va pas passer tout Archet par le fil de l'épée !

- Si c'est ça qui t'embête, t'as pas besoin de tuer qui que ce soit. Si ça se trouve ils vont même nous livrer les coffres de la ville eux-mêmes, tu sais ! M'enfin je t'ai déjà vu t'entraîner à l'épée, t'es pas plus mauvais qu'un autre. L'entraînement en condition réelle, y'a que ça de vrai ! En plus on sera largement plus nombreux, t'auras même pas une égratignure !

- C'est pas pour ma vie que je crains ! Les habitants d'Archet, ils nous ont rien fait. À Archet, y'a nos pères, nos mères, nos femmes et nos enfants !

- Pff... Tu veux pas venir, c'est dommage, parce qu'on va se faire un paquet d'argent... T'es là pour me faire la morale, en somme. Faut dire que t'es un modèle d'honnêteté, dans le genre !

- Je suis un voleur, ça je le reconnais, mais je serai jamais un meurtrier !

- Bah. Soit. Si ça t'amuse, t'auras qu'à rester là, mais tu peux faire une croix sur les bénéfices. On trouvera bien quelqu'un de plus doué que toi pour te remplacer, t'en fais pas !

- Bon sang mais qu'est-ce que j'en ai à faire, des bénéfices ? Je vais pas rester là pendant que vous vous amusez à ravager Archet et à tout saccager, épées au poing !

- Toi et ta prétendue justice, vous commencez à me gonfler, William. »

Il tourna les talons et Anah commença à se faire du souci pour son fiancé. Instinctivement, elle serra l'améthyste contre son coeur. Will tira brusquement son épée du fourreau, et s'avança vers son chef, déterminé. Celui-ci fit volte-face et se mit à rire devant l'arme pointée devant lui.

« Tu n'es absolument pas crédible, William. » Il repoussa la lame de l'épée d'un geste : « Tu ne seras jamais un meurtrier... Ça ne te dit rien ? »

Will braqua à nouveau son épée vers lui, et lui ordonna avec rage : « Nous n'attaquerons pas Archet !

- Tu n'attaqueras pas Archet, c'est certain. Car tu n'es pas un meurtrier, on a compris, répondit-il calmement avec un sourire sarcastique. En revanche... »

Vif comme l'éclair, il dégaina sa dague et poignarda Will avant que quiconque ait eu le temps de réagir.

« ...moi, ça ne me fait pas peur », acheva-t-il d'un ton dur comme l'acier. Will s'écroula à ses pieds, comme au ralenti, sa chemise se teintant d'un rouge sombre. Anah se précipita vers lui à toute allure, mais il était déjà trop tard. « Anah...» Ses yeux verts, plongés dans les siens, se fermèrent lentement pour ne plus jamais s'ouvrir. Le meurtrier observait de haut les deux silhouettes à genoux, l'air satisfait.

« Bon ! S'il y a encore des grandes âmes défenseuses de la justice, je les attends ! » proclama-t-il à la ronde. « Vous là, mettez-moi ça dehors », fit-il en désignant les deux corps effondrés.

Anah sentit qu'on la soulevait de terre et qu'on la conduisait vivement hors du camp. Ils jetèrent le corps de Will à ses côtés, sans ménagement.

« Will... Oh, Will... » La jeune femme, terrassée par le chagrin, serrait contre elle son corps sans vie, mêlant ses larmes à son sang. Elle resta là à pleurer de longs moments, des heures, des jours peut-être. La douleur dans son cœur était de plus en plus vive alors qu'elle se rendait compte que tout était réel, et elle se serait peut-être laissée mourir de chagrin si une autre émotion n'était pas apparue dans son cœur. La colère.

Will était mort à présent, il fallait l'accepter désormais, mais il ne pouvait pas être mort en vain. Lorsque les yeux d'Anah ne purent plus pleurer, elle détacha doucement le fourreau que Will portait à la taille, et l'accrocha à sa ceinture. Elle ramassa l'épée qui avait été jetée à son côté et regarda sa lame comme si elle la voyait pour la première fois. Elle serra l'arme entre ses mains tremblantes, alors que la rage montait en elle, puis la rangea brusquement dans son fourreau. Will avait voulu protéger Archet... Elle défendrait le village quoi qu'il arrive. Il avait été tué par le chef du Plateau Noir... C'est elle qui le tuerait.